C’est un fait que la victoire écrasante du Parti Ennahdha n’a pas fait que des heureux. En effet le succès sans appel des islamistes qui se disent modérés a suscité trouble et inquiétude chez beaucoup de Tunisiens. Conscients de cette frayeur, les dirigeants nahdhaouis n’ont eu de cesse de tenir dans les différents médias un discours rassurant et souple. Mais visiblement, cela n’a pas eu l’effet escompté d’autant plus que sur un certain nombre de questions, les vainqueurs, tout en tendant la main aux autres partis, entretiennent ce qu’il convient d’appeler le flou artistique. Interrogé par Samir El Wafi sur la chaîne Hannibal TV sur la place de la langue arabe qu’il entend renforcer, et celle des autres langues étrangères, Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, s’est montré plutôt évasif. Cette question de
la langue constitue un point central dans les discours nahdhaouis si l’on se réfère à la déclaration du cheikh sur la pollution linguistique relative à la langue française. Dès lors, des questions se posent.
Dans quel projet s’inscrit la volonté du Cheikh de renforcer l’arabe ? S’agit-il plus globalement d’un projet de société sur lequel on reste discret? La langue arabe ne souffre d’aucun discrédit, que l’on sache. Bien au contraire, sa place dans les cursus primaire, secondaire et supérieur a été consolidée. Pas toujours avec pertinence, d’ailleurs. Ce dont on a réellement besoin, c’est d’une refonte totale de la politique de l’éducation dont la dégradation se fait de plus en plus inquiétante.
Ce que l’on craint, sans vouloir ériger une hostilité systématique et idéologique à la vision d’Ennahdha, c’est que la consolidation de l’arabe se fasse au détriment du français en particulier. Que l’arabe soit une langue nationale, pierre angulaire de l’identité, qui peut en douter ? En revanche, force est de constater que la langue de Molière n’a jamais été une entrave, encore moins une menace à notre identité arabo-musulmane. Pour preuve, les fondateurs de la Tunisie moderne, on s’en souvient, furent de parfaits bilingues, jaloux de leur identité nationale, mais en même temps ouverts à l’autre. Nous tendons à croire que l’obscurantisme est le fruit de l’enfermement sur soi et la frilosité du contact avec l’autre.
Ce que l’on craint en somme, c’est un repli que risque d’engendrer une politique d’arabisation massive dont on devine les effets malencontreux. Une telle option irait à l’encontre de la vocation tunisienne ouverte par sa nature et sa géographie. N’a-t-on pas besoin plutôt de renforcer les langues étrangères et en particulier le français. Il ne s’agit pas d’assujettissement, encore moins d’une attitude politique semblable à celle Nadia el Fani et de Souhayr Belhassen, décevantes, dans l’émission de France 2 « Mots croisés », demandant à Hubert Védrine d’intervenir pour la protection en Tunisie des valeurs en commun. Non, notre vision s’inscrit dans la foi que l’apprentissage de la langue étrangère est une ouverture sur l’altérité, une découverte de l’autre sur fond du précieux dialogue des civilisations. La connaissance de l’autre, loin d’aliéner mon identité, lui permet de mieux se définir et de relativiser les vérités. La langue elle-même ne peut évoluer qu’au contact des autres langues. C’est cette vision humaniste que nous souhaitons voir se développer dans la Tunisie post révolutionnaire. L’histoire de l’humanité nous a montré que la connaissance des langues étrangères est un véhicule privilégié de progrès et d’enrichissement. La Renaissance européenne au XVIème siècle, et particulièrement française, est à cet égard exemplaire. Cela n’échappe pas Ennahdha, qui signifie littéralement : renaissance.
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